CHOLO
Préambule :
Le jeu "des mots", évoqué dans la nouvelle, se joue à trois. Le premier glisse deux mots à l'oreille du second qui, tout de suite, imagine à haute voix une histoire les incluant. Le troisième doit les trouver.
Les chattes sont inquiètes comme à chaque départ et le verdict est tombé : abandon pour le week-end. Les représailles aussi, pipi sur le tapis, griffes sur les valises, oreilles en arrière, grattage dans les bacs à plantes pour faire des marguerites là-où-c'est-interdit...
Les affaires sont prêtes, chacun s'assure de ne rien oublier, j'essaie de réduire au minimum l'indispensable pour éviter d'avoir à acheter un bus de ville. Nous nous installons dans le camping car, des têtes se lèvent vers le deltaplane plié sur le toit. Est-ce un renfort de carrosserie ? Une poignée géante à la poubelle qui nous sert de véhicule ?
- Tout le monde est prêts ? K7 ? Boissons ? Biscuits ? Bonbons ? Chocolat ?
Stéphanie enchaine
- Cacahuète, crème glacé, poche à vomir...
- He bien Stéphanie !
- Beh quoi maman, dans les avions ils en donnent et personne ne dit rien !
- Allez, silence les filles, c'est parti...
J'aime la conduite où l'esprit s'évade. Les automatismes ont pris le relais, et je me surprend à m'arrêter aux feux rouges sans l'avoir décidé. C'est un de ces rares moments où l'on est obligé de ne rien faire. Jacqueline savoure ces mêmes instants. Nous ne nous parlons pas... mais le courant passe. Un spectateur penserait que nous nous fâchés. Pas du tout. Nos mains se rapprochent comme animées par une vie qui leurs serait propres, elles se trouvent sans que nos regards quittent le vague dans lequel ils sont plongés. La pression se fait plus forte quand Théresa Berganza entame le Stabat Mater de Pergolèse. Un must...
La partition se déchire :
- C'est kan-kon mange ?
- Pardon ?
- J'ai faim
- Mais Stéphanie, nous venons de partir, il est 9 heures, passe derrière et joue avec tes poupées.
- On joue au jeu des mots, hein, dis Alain ? C'est toi qui donne les mots et c'est Maman qui doit trouver.
- Et c'est ki-ki raconte ?
Elle rit. Le cristal d'enfant remplace la K7 qui regagne sa boîte. Ce geste est sa victoire, nous allons jouer.
- Attrape ton cartable, il vaut mieux se débarrasser des devoirs tout de suite pour être tranquille après, non ? Elle croise les bras, baisse la tête, plante son pouce dans sa bouche et tripote sa mèche de cheveux. Jacqueline l'imite. Moi aussi.
- Lâche pas le volant Alain.
Elle est partagée entre le rire, les pleurs, l'inquiétude de voir le volant s'animer tout seul (mon genoux gauche...).
- Ca suffit, dépêche toi, laisse tomber Jacqueline de ce ton magique qui ne souffre aucune possibilité de négociation sans passer pour un ordre.
- Page 20 du livre, vas-y
- Smmuff smmuff le chat tssiii
- Enlève ton pouce
Plop !
- Le chat sur la palissade attend pattiemment...
- Patiemment, c'est un t avec un i qui se prononce « ce », et « emment » avec un a comme dans femme (les mystères du Français) et c'est quoi la patience ?
- Euh...je sais, je sais, c'est attendre vite ! (essayez de faire plus simple)
La lecture se poursuit et se termine, le récit lui a fait oublier qu'elle travaille. Fière que tout soit fini sans-faire-d'histoire-j'ai-été-mimi-et-tout-et-tout.
- Bon, maintenant on joue, je suis prête...
Tout doucement à l'oreille je lui dis:
- Kangourou et pierre de lune.
- J'ai tout entendu s'écrit Jacqueline, il faut que je trouve Gourou et tiers de prune !
Stéphanie et moi explosons d'un fou rire qui me voile les yeux. Je ne comprends rien à ce qu'elle me dit tant ses propos sont hachés. Je me gare sur le bas côté, Jacqueline atteinte par un éclat de rire se rajoute à notre choral, le camion se remplit de buée qui nous isole du dehors.
Nous profitons de l'arrêt pour faire pluie-pluie (rapport à la seule histoire drôle que raconte Jacqueline, d'un petit nuage qui demande à sa maman l'autorisation de faire pluie-pluie). En remontant dans le Camping car, je glisse à Steph :
- Diplodocus et tamarin
- C'est quoi un tamarin ? me chuchote t elle.
- Bon, je t'écoute Stéphanie, tu n'as pas le droit de réfléchir
- Il était une fois ... une maman Plodocus qui attendait des bébés...
Le discours est interrompu par son rire :
- Je ris parce que je me suis raconté une histoire drôle que je ne connaissais pas, hi hi hi. Bon, alors la maman fait son nid...
Elle hurle à présent et on l'entend dire dans un débit à peine contrôlé et à toute vitesse :
C'est un Plodocus volant qui a son nid dans les arbres. Cette phrase lâchée avec beaucoup de mal est le barrage qui craque. Nous n'imaginerons jamais la vision de Stéphanie qui déferle en mouchade, reprise de souffle, essuyage de larmes, essai de self contrôle. De toute façon, dès que l'un de nous s'arrête de rire, il est à nouveau entraîné par les deux autres.
On respire, on se calme. Là...tout va bien. Les épaules de Steph tressautent encore un peu, voila, c'est fini.
- Alors, la maman fait ses petits. Elle en a dix. Dix plodocus tout mignons...
Théâtrale. Elle n'a pas bronché. Je souris en pensant à Jacqueline dans la même situation. Incapable de mensonge, le simple fait de dire le mot qui ne doit pas être reconnu, la voila qui prend une cigarette alors qu'elle ne fume pas, ou tout autres gestes du même style.
- Elle leur fait à manger du boulguiboulga à l'huile, et comme elle a les mains gracieuses...
- Gracieuses ?
- Ben oui, à cause de l'huile...
- Graisseuses, Stéphanie, graisseuses.
- Oui, c'est ce qu'j'dis, alors comme elle a les mains graisseuses, elle a peur de prendre un bébé et de le faire tomber du nid. Parce qu'à cette époque les arbres étaient très hauts...euh...
- Pas le droit de dire "euh"
- C'est dans ma tête mais j'arrive pas à tout mettre dans la bouche !
Nous échangeons un regard complice avec Jacqueline qui en profite pour me faire signe qu'elle a faim. Je regarde l'heure, effectivement, cela fait déjà trois heures que nous roulons.
- Que mangeons-nous ?
- Du cholo, réponds Stéphanie
- C'est quoi ?
- Du caca mélangé avec de l'eau...
- Sucrée ou salée l'eau ? C'est important de le savoir. Parce que sucré, c'est du cholo Alsacien et salé c'est du Béarnais. (J'aime bien attraper Stéphanie à ses propres pièges).
- Tu connaissais le cholo, Alain ?
- Quand j'ai rencontré Alain, il le faisait très bien.
- Berk, mais ça n'existe pas pour de bon, hein, dit-elle avec une moue inquiète et dégoûtée ?
- Mais non, bien sûr, mais arrête de dire des bêtises de ce genre et continue ton histoire.
- J'en étais où ?
- Les arbres étaient très hauts...
- Ha oui, ils poussaient par dessus la mer parce qu'il n'y avait plus assez de place sur terre. Des fois, ils tombaient, ça faisait des tas marins. j'ai fini !
- La fin n'est pas très élégante, il faut une vraie fin à une histoire, même si les deux mots ont été prononcés. C'est plus difficile mais c'est mieux, tu comprends ? (Elle n'écoute pas, trop fière d'elle)
- Alors Maman ?
- Je crois que c'est Diplodocus et gracieuse, et que vous avez fait exprès de faire diversion pour me tromper. Alors ?
- Tu as trouvé le premier, mais le second c'était tamarin.
- Tu l'as dit ? C'est quoi ?
- Je ne sais pas, alors j'ai dit "tas" plus loin "marin" et j'ai gagné ! Youpi ! Et c'est quoi sinon ?
- Un fruit asiatique utilisé comme épice. Bravo Steph, tu t'en sors de mieux en mieux. Bon, on s'arrête ici pour pique-niquer.
- Oh regarde ! C'est plein de chev...
Il y a un cheval et en plus ils sont plusieurs !
Rires complices.
- Stéphanie, un cheval, des...
- Chevals ? (Je fais les gros yeux) non, non, c'est chevaux !
- Bon, à table.
- C'est long pour aller à Mauléon. On est bientôt arrivé maintenant ?
- Dix minutes...
- C'est toujours dix minutes !
- Réveille Alain, tu vois, nous sommes presqu'arrivés. Brosse-toi les cheveux, rechausse toi et mes tes lunettes.
Je quitte la torpeur où j'étais plongé,
- Tu veux que je reprenne le volant pour manœuvrer chez tes parents ?
- Ca va aller, merci. Tu m'ouvres le portail ?
Le temps de descendre, mes beaux parents sont dans le jardin. Stéphanie est déjà hors du camping car.
- Alors les gitans, bon voyage ?
- Long, très long...
- Vous avez faim, s'inquiète belle maman ? Qu'est-ce que vous voulez manger ?
Et nous, d'une seule voix tous en cœur :
- Du Cholo !